BODÉNEZ Yves

Yves-François Bodénez nait le 15 novembre 1921 au Relecq-Kerhuon, dans la banlieue brestoise. Son père est employé aux chemins de fer, affecté à l’époque à Sotteville-Lès-Rouen. Sa mère est sans profession. La famille va s’installer à Nantes.

En 1939, il est électricien dans une entreprise de Brest et participe au chantier du cuirassé Richelieu. Gérard Trévien, un militant du groupe trotskiste brestois à l’époque, raconte sa rencontre avec Yves Bodénez dans le journal Le Militant (n°13 - octobre-novembre 1947) :

Je sifflai la « Varsovienne ». Un ouvrier électricien, attiré par ce chant révolutionnaire, s’approcha de moi et discuta. Alors commença la vie active de militant bolchevik-léniniste de Yves Bodénès (sic).

Yves Bodénez a déjà une culture politique et est lecteur de la presse trotskiste (André Calvès, autre militant historique, note qu’il avait : un peu trop tendance à s’étendre sur les conflits Molinier-Frank-Naville d’avant-guerre. Pour le moment, cela ne nous passionne pas.

Pendant longtemps l’action se résume à la formation de militants. Ils sont désorientés par l’éclatement du mouvement trotskiste, et se trouvent à contre-courant du mouvement général : antimilitaristes, voire défaitistes pendant la drôle de guerre, les militants restent sur la réserve quant à une guerre qui ne les concernerait pas. Sans contact avec la direction du POI, les Brestois (7 sur Brest et 5 sur le Relecq-Kerhuon) s’intitulent Parti Communiste Révolutionnaire et sortent une première feuille dupliquée, le Bulletin ouvrier et paysan (avril 1941), qui devient en juillet 19941, Bretagne rouge.

L’attaque de L’URSS par les Allemands entraîne la diffusion d’un tract de soutien aux soviétiques et l’idée que la réunion des communistes dans la lutte commune contre les Nazis, devient centrale dans leur combat. Les Brestois ont pris contact avec les militants du Parti Ouvrier Internationaliste sur Paris (Quelques dizaines de militants) par l’intermédiaire d’André Calvès. Contrairement aux autres mouvements trotskistes, il a prôné un temps l’union des classes contre le nazisme, ce qui vaudra à Marcel Hic, le promoteur de cette ligne, une accusation de social-chauvinisme ! Ils suivent les mots d’ordre sur le nécessaire rapprochement avec les travailleurs allemands et rejettent les actions contre les troupes allemandes, qui provoquent des répressions féroces.

La Vérité -journal Communiste révolutionnaire, en date du 28 juin 1941 rappelle que : l’occasion est belle pour la lutte, mais il faut mesurer chacune des actions aux forces réelles des ouvriers. Le mot d’ordre devient Contre la guerre d’Hitler, ralentissons la production.

André Calvès le dira après la guerre :

Ce n’est ni l’appel de De Gaulle, ni l’attaque contre l’URSS, mais les déportations massives d’ouvriers, plus tard, qui incitèrent des milliers de jeunes à entrer dans la lutte armée. Qu’il ait fallu très tôt une structure armée pour les recevoir, pour exécuter les mouchards, etc. Bien sûr ! Mais cela n’aurait rien dû avoir à voir avec l’exécution d’Allemands au coin des rues.

L’analyse de la guerre est qu’elle la forme d’un conflit entre impérialismes pour se partager le monde. Le peuple allemand est aussi victime du nazisme qui veut asservir l’Europe. Le mouvement de lutte contre l’occupation n’a aucun intérêt à se placer sous la direction de De Gaulle, qui représente l’alternative bourgeoise. Enfin l’URSS, malgré la dictature de Staline reste un état ouvrier « dégénéré » mais sur des positions de classe. Il faut rechercher l’alliance avec les communistes, mais rejeter la lutte armée, jugée prématurée, voire contraire aux intérêts des ouvriers. Il faut préserver les militants révolutionnaires « des combats sans issue où les forces d’occupation et les gardes-mobiles auront nécessairement le dessus ». La seule violence efficace serait alors celle exercée par la masse des travailleurs et l’organisation des masses doit être prioritaire sur le terrorisme ! (La Vérité, n°20, 15 septembre 1941).

Au printemps 1942, André Calvès revient à Brest et fait la liaison entre le POI et les Brestois. Cela permet la diffusion du journal « La Vérité », devenue l’organe du Parti, mais de façon très limitée (le journal est tiré à 3000 exemplaires au total et est imprimé). Le groupe va privilégier des feuilles, titrées, portant la référence à l’appartenance à la Quatrième Internationale (L’Internationale communiste, dite IIIe internationale ou Komintern a été dissoute par Staline en mai 1943). Voir La Vérité n°46, du 2 juin 1943 – La Quatrième vaincra). C’est une façon de souligner qu’ils sont les continuateurs de l’idée révolutionnaire et internationaliste des débuts de la révolution russe d’octobre 1917.

Un tract diffusé en juillet 1943, à Brest, Le fascisme contre la classe ouvrière, conclue sur la phrase :

Ce n’est pas pour cela que nous luttons, pas pour qu’un capitalisme replace un autre ! Nous avons un compte à régler… Il fut entamé en 1936 au son de l’accordéon. Les co-pains morts nous rappellent que le compte est loin d’être réglé et qu’il faudra le régler autrement qu’avec des accordéons. NE L’OUBLIONS PAS OUVRIERS !! luttons pour notre classe !!!

Le mouvement de protestation des Brestois contre le STO en octobre 1942 est pour les trotskistes brestois le début de la véritable résistance, celle de la classe ouvrière. En février 1943, Yves Bodénez affirme : « Je fais corps avec ma classe, ce qui ne veut pas dire que je fais miennes ses erreurs lorsqu’elle se lance enchainer au char de l’état bourgeois. Je dirais plus justement que je me suis intégré au déterminisme historique de la classe ouvrière et que ma vie se consacre à la réalisation de sa mission historique ». (Propos rapportés par Gérard Trévien dans Le Militant, 1947). Il participe à l’écriture des journaux, sous le pseudonyme de HUON.

Les journaux sont tirés entre 100 et 200 exemplaires, de part la difficulté à trouver papier et stencils pour les deux ronéo du groupe. Le procédé, s’il est facile à mettre en œuvre - le matériel peu encombrant peut être caché - a ses limites – qualité médiocre de l’impression, limitation de la duplication – facilité de confondre l’auteur ou de retrouver la machine à écrire. André Calvès se procure en stencils et encre spéciale et fait fonctionner la ronéo. Les thèmes les plus importants sont la situation sociale, la déportation des ouvriers en Allemagne, la terreur, qualifiée de fasciste et réactionnaire, « commencée par la bourgeoisie française sous Daladier et continuée par les gouvernements fascistes de Berlin et de Vichy ». 90% des emprisonnés seraient membres de la classe ouvrière :

Le but visé par les capitalistes est d’écraser les cadres de la classe ouvrière. Et aussi paradoxal que cela puisse paraître aux yeux des gens un peu trop simplistes : les belli-gérants se rendent mutuellement service en fusillant les militants prolétariens.

Dans la structure naissante du Parti Ouvrier Internationaliste, Yves Bodénez devient délégué régional (la région Bretagne se limite alors à quelques cellules et des militants isolés). Yves Bodénez participe sur son lieu de travail à la collecte d’argent pour la famille de Charles Vuillemin, militant des Francs-Tireurs et Partisans (FTP), qui a pris part avec Yves Giloux à de nombreuses actions contre l’Occupant. Arrêté en février 1943, il sera fusillé le 17 septembre 1943 au Mont-Valérien (Paris).

Yves Bodénez s’engage aux côtés de Robert Cruau dans le « travail allemand », c’est-à-dire la recherche et l’organisation de soldats allemands antifascistes, au travers de leurs contacts, d’une feuille : « Zeitung fur Soldat und Arbeiter im Western », et du journal du POI, « Arbeiter und Soldat ».

Il semble que des tensions soient apparues dans le groupe quant à la pertinence de cette action. En septembre 1943, le bureau politique charge Marcel Baufrère de réorganiser la région bretonne et d’en prendre la direction. Il se rend vers la fin de septembre à Brest pour suivre le « travail allemand » entrepris dans cette ville, sous l’identité de Lestin. Échappant à une arrestation en 1942, il avait dû quitter Paris avec son épouse Odette et était venu s’installer au Teich, une petite ville sur le bassin d’Arcachon. Odette arrive à Quimper en provenance de Paris le 5 octobre 1943, apportant le journal La Vérité et des tracts pour les soldats allemands. À l’ordre du jour de la réunion chez Éliane Ronël, Marcel insiste sur la réorganisation du parti dans la région, la réorganisation du travail dans les AJ, et le « travail allemand ».

Arrêtés à Brest par le SD et conduits à Rennes, Odette et Marcel ne dévoileront pas leur véritable identité. Ils seront déportés sous le pseudonyme de Lestin. Marcel Baufrère est immatriculé comme étant Ferdinand Lestin (n°41741). Il joue un rôle important au camp de Buchenwald, dans l’organisation des militants trotskistes et retrouve à la Libération une activité professionnelle et syndicale forte. Gérard Trévien, dans son courrier à André Calvès, évoque cet épisode :

Tu te rappelles qu’il avait eu quelques flottements avant les arrestations. Nous avons effacé ça à Compiègne car nous avions besoin de toutes nos forces pour travailler dans le camp. Malheureusement, le départ pour l’Allemagne a été trop rapide et Buchenwald nous a vu regroupés, pour ce qui concerne ces camps et notre travail politique, vois Liber [1]

Le 6 octobre Robert Cruau, victime d’une trahison, est arrêté et tué (voir répertoire). Le lendemain, Yves Bodénez est reconnu dans la rue par le traitre, le soldat allemand Leplow. Emprisonné à Rennes, il est transféré à Compiègne le 14 janvier 1944, en vue de sa déportation. Il fait partie du convoi qui quitte Compiègne le 22 janvier 1944, en direction de Buchenwald , (Convoi I. 172 Fondation pour la mémoire de la déportation), en même temps que Georges et Henri Berthomé, André Darley, André Floch, et Gérard Trévien, autres membres du réseau arrêtés. Eliane Ronël est arrêtée le 7 octobre ; Marcel Hic, le 13 octobre à Paris. Albert Goavec, arrêté le 7 octobre, est déporté au camp de Dora le 27 janvier 1943.

Gérard Trévien est le seul survivant du groupe à avoir croisé Yves Bodénez à Buchenwald puis à partir du 6 février 1944 à Dora, le complexe souterrain où l’on construisait les armes balistiques (V1 & V2).

À Buchenwald… « Nous étions vêtus assez bizarrement de défroques de toutes sortes et je me rappelle Yves s’extasiant sur un bonnet à poils de lapin d’une drôle de forme : André aurait sûrement changé sa margarine pour cette coiffure, disait-il, ou pour ce boutons à faucille et marteau. J’ai l’impression qu’il ne se trompait pas !
Liber donnait des leçons de marxisme à des gars du PC. Il s’y prenait tellement bien que ces types ne le lâchaient plus. Je ne sais ce qu’ils sont devenus. Nous avions parfois des réunions pour mettre au point notre dispositif de bataille et des mesures de sécurité. Avec Yves nous parlions souvent de Le Corbusier et de ses réalisations. Il était très épris de la « Cité Joyeuse ». Je crois que sur ce point, Alain et lui devaient s’entendre, c’est peut-être très joli mais il y a autre chose à faire avant »
dira Gérard Trévien, dans un courrier à André Calvès, au retour de Dora,.

Il décrit Yves Bodénez comme un homme ayant atteint une certaine sérénité, observateur et très sociable, malgré les conditions de vie effroyables :

…J’aimais son don d’observation des gens. Ça m’a amusé. Maintenant je ne regrette pas d’être venu ici, me dit-il, c’est quelque chose de presque indispensable à tout militant révolutionnaire, on voit des individus sous une autre face, la priorité de l’argent et de la classe sociale n’existe plus. Ici nous sommes égaux. Regarde le commandant ramasser les croûtes de pain qui traînent…

Gérard Trévien nous livre son témoignage sur la fin d’Yves Bodénez :

Liber (Marcel Baufrère) t’a appris la mort d’Yves, pauvre vieux, il n’a pas eu de chance, il est mort dans le courant de mars, l’année dernière. Il a pris froid à une désinfection où nous avons passé la nuit dehors dans le […] travaillaient dans le tunnel de Dora. On ne sortait que 3 heures par jour on dormait dans ce tunnel, inutile de te décrire l’atmosphère, fumée, poussière, poudre, tu vois ce que c’est. Il est resté deux jours sur une paillasse dans un mauvais état mais avec un moral bon tout de même. J’ai fait ce que j’ai pu pour lui, pas grand-chose puisque je ne le pouvais. Il est monté ensuite au Revier du camp et a dû mourir assez rapidement, par manque de soins. Si tu veux des renseignements sur notre activité à Compiègne et Buchenwald, va trouver Liber, il était avec nous, ça m’évitera de faire un journal de ma lettre. À Dora, nous étions quatre, Riquet de Nantes, un gars à Yves de Kerhuon appelé André Floch, chic type mais pas formé du tout, Yves et moi. Riquet est rentré. Nous étions bons copains et quand nous avions le temps, on discutait.

Yves Bodénez décède le 23 mars 1944. Ce fait est attesté par un papier extrait de son dossier du camp de Dora (Archives de Bad-Arolsen). Une autre version indique [2] :

Il contracte une pleurésie le 1er mars, après avoir passé la nuit dehors pour une « désinfection », puis entre à l’hôpital du camp le 8 mars, où il sera tué le 11 mars par un kapo tchèque.

Le 15 octobre 1943 paraissait le numéro 53 de La Vérité. Il reprend un article du Front ouvrier de Brest (septembre 1943) : « À Kerhuon, le 6 août, sept soldats allemands ont traversé le bourg en chantant L’Internationale. Les soldats allemands sont des exploités comme nous. NE L’OUBLIONS PAS ! ». A ce moment le POI est touché au cœur par la répression allemande.

La ville du Relecq-Kerhuon a donné son nom à une rue.

Publiée le , par Jean-Yves GUENGANT , mise à jour

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Portfolio

Documents joints

Sources - Liens

  • Christophe NICK, Les Trotskistes, Fayard, 614 pages, 2002.
  • État civil du Relecq-Kerhuon, archives départementales du Finistère, registres 3 E 291/10/1 1897, 3 E 291/12/3, 1904 et 3 E 291 /23/ mariages, 1920.
  • Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social.
  • Archives d’Arolsen, centre de documentation sur les persécutions nazies. Le fonds regroupe des informations sur 17,5 millions de personnes.
  • Association RADAR – Rassembler, diffuser les archives de révolutionnaires. Dont :
     La Vérité, numéro spécial, 28 juin 1941,
     La Vérité, n°20, 15 septembre 1941,
     La Vérité n°46, du 2 juin 1943,
     La Vérité n°53, du 15 octobre 1943,
     Le Front Ouvrier, 1943.
  • Journal local, en fait les tracts portent en tête la mention Front Ouvrier - Brest - Front Ouvrier, Brest. Monoprix, il n’y a pas que des salauds sur les chantiers… , 1943.
  • Le Militant, Brest, no 13,‎ octobre-novembre 1947, Bulletin mensuel de la région bretonne du PCI (IVe Internationale).
  • Le Fascisme contre la classe ouvrière, sans date, sans doute juillet 1943.
  • André Calvès, Transcription de la lettre de Gérard Trévien concernant la mort de Yves Bodénez
  • André Fichaut, Une résistance différente. Objectif : préparer la révolution, Rouge, hebdomadaire de la Ligue communiste révolutionnaire, n° 2073, 15 juillet 2004.
  • HIRSCH Robert, PRENEAU François et LE DEM Henri, Résistance antinazie, ouvrière et internationale, éditions Syllepse, 2023.

Remerciement à François Omnes pour la relecture.

Notes

[1Liber est l’un des pseudonymes de Marcel Baufrère